Rule-making and rule-breaking: discipline et indiscipline dans la danse et la musique américaines

date limite: 
dates:  -
lieu:  Université de Nantes

L’histoire de la musique moderne progresse par indiscipline et par « rule-breaking ». Le chromatisme de Richard Wagner a distendu le tissu de la tonalité jusqu’au point de rupture, et Arnold Schoenberg a commencé à composer de façon à « émanciper la dissonance », pour ainsi créer la musique atonale. Aux Etats-Unis, Charles Ives a incorporé des discordances harmoniques et des bribes de chansons populaires dans ses compositions, et Henry Cowell a créé des « tone clusters » dissonants et a commencé à jouer le piano directement sur les cordes. John Cage a amené l’indiscipline sonore à un registre supérieur, avec ses compositions pour percussion, son incorporation du hasard dans la technique compositionnelle, son invitation aux sons ambiants à rentrer dans l’œuvre, ses instruments expérimentaux, et ses traversées des frontières disciplinaires vers le théâtre. Ses « disciples » indisciplinés, les artistes Fluxus, ont poussé cette exploration plus loin encore. Et après, Earle Brown, Morton Feldman, La Monte Young, Steve Reich, Terry Riley, Philip Glass et d’autres encore, ont continué à sonder le potentiel des sons au-delà des règles et des limites traditionnelles. 

Or, en même temps, force est de constater que ces compositeurs non seulement ont maintenu une certaine discipline dans leur travail compositionnel, mais parfois ont accentué la rigueur de leur nouvelle discipline auto-imposée jusqu’à l’obsession. Le dodécaphonisme de Schoenberg avait utilisé des séries de douze sons organisées en variations polyphoniques pour construire une nouvelle sorte de contrepoint rigoureux. Cette logique avait été étendue au sérialisme généralisé, méthode très disciplinée, par Pierre Boulez et d’autres compositeurs d’après-guerre. Cage, pour sa part, qui avait dit qu’il ne sentait plus le besoin d’avoir une structure musicale, s’impose de nouvelles règles et des configurations complexes concernant l’utilisation des méthodes aléatoires dans sa composition. Sa technique compositionnelle se base le plus souvent sur le « rule-making ». Même son œuvre la plus ouverte, 0’00” (1962), met l’accent paradoxalement sur la discipline : la partition se résume à une phrase : « In a situation provided with maximum amplification (no feedback), perform a disciplined action ». Cage dira en 1978 : « Most people who believe that I’m interested in chance, don’t realize that I use chance as a discipline » (Conversing with Cage, 2002, p. 17). Peut-être la discipline, chassée par la porte, revient-elle par la fenêtre. 

Cette situation a son parallèle dans la danse moderne. Dans son célèbre discours de 1903 « The Dance of the Future », Isadora Duncan s’oppose à la tradition du ballet classique et fustige une discipline mortifère, qui étouffe les corps et la créativité des danseurs : « The school of the ballet today, vainly striving against the natural laws of gravitation or the natural will of the individual, and working in discord in its form and movement with the form and movement of nature, produces a sterile movement which gives no birth to future movements, but dies as it is made. » L’école de danse que propose de créer Duncan met précisément l’indiscipline au cœur de l’apprentissage des jeunes danseurs, à qui elle refuse d’imposer une technique rigide pour encourager une approche individuelle et organique au mouvement : « In this school I shall not teach the children to imitate my movements, but to make their own. I shall not force them to study certain definite movements; I shall help them to develop those movements which are natural to them ». L’approche rebelle et révolutionnaire de Duncan résonne profondément dans la tradition chorégraphique américaine : ses descendants (la Denishawn School, le New Dance Group, Graham, jusqu’à Forsythe ou Cunningham) ont tous mené une réflexion sur leur rapport à la discipline et à l’indiscipline, entre rejet ou réévaluation – voire subversion – de la technique classique, et ont œuvré assidument au renouvellement de la discipline qu’est la danse. « Freedom may only be achieved through discipline », disait Martha Graham dans « A Modern Dancer’s Primer for Action » : c’est en se pliant à une discipline stricte que l’on prépare le corps à une expression plus libre, comme le musicien fait ses gammes quotidiennement pour entretenir son agilité, et que l’on peut dépasser les bases de la discipline. Nombreux sont les chorégraphes américains qui entretiennent, comme Cage, un rapport complexe à la discipline et à l’indiscipline : on pense ici par exemple à Cunningham et à son travail de l’aléatoire et de la répétition. Mais ce rapport « discipliné » à l’indiscipline se retrouve aussi dans le mélange des styles dans le néo-classique de Robbins ou de Balanchine.

Ce mélange des styles confine parfois au glissement disciplinaire, de la danse au musical theater, du théâtre à l’opéra ou au théâtre dansé. Quelle discipline alors pour les happening et les performances ? Est-on dans ce cas nécessairement dans des formes d’indiscipline ? Dans cet atelier, nous regarderons les relations et les tensions entre discipline et indiscipline dans la musique, la danse et les autres formes de théâtre interdisciplinaire comme le happening, la performance et le musical theater. On pourra s’interroger sur le rapport à la discipline et à l’indiscipline qu’entretiennent les chorégraphes et les compositeurs américains dans le processus de création : quelles sont les relations entre liberté et rigueur ? Une autre piste de réflexion possible serait le rapport à la discipline dans l’apprentissage des danseurs américains, dans les nombreuses écoles révolutionnaires qui ont fleuri dans le sillage de Duncan – la Denishawn School, l’école de Martha Graham, ou encore le Black Mountain College – et comment se modèle alors l’identité d’une compagnie, entre discipline et indiscipline. On pourra également explorer le rapport entre discipline et modernité : cette dernière est-elle nécessairement synonyme d’indiscipline ? La discipline est-elle intrinsèquement mortifère, comme le proclamait Duncan ? Comment comprendre les relations paradoxales entre hasard et discipline dans la composition et création d’avant-garde après la guerre ? Voilà quelques-unes des questions auxquelles cet atelier tentera de répondre.

 

Les propositions (200-300 mots + bio) sont à envoyer à Adeline Chevrier-Bosseau (adeline.chevrier_bosseau@uca.fr) et Danielle Follett (danielle.follett@sorbonne-nouvelle.fr) avant le 28 janvier 2019.