LE LABORATOIRE JUNIOR "LA TRACE"

dates: 
lieu:  Paris et en distanciel

ARGUMENTAIRE POUR LE LABORATOIRE JUNIOR "LA TRACE"


De prime abord, la trace peut nous apparaître sous sa forme visuelle, celle qui surgit lors de l’expérience d’un déplacement, qu’il s’agisse de l’empreinte d’un animal, de la marque d’un pas ou des sillons dessinés par un tracteur. Le Trésor de la Langue française souligne la spécificité de cette notion, qui peut signifier tout autant le tout que la partie : la trace est l’empreinte particulière, le pas isolé, mais aussi le sillage, le sillon, soit l’ensemble des traces rassemblées en une piste cohérente. En montagne, « faire la trace » consiste à être le premier à marcher dans la neige ou sur la glace, et à ouvrir ainsi la voie aux suivants. On peut « suivre quelqu’un à la trace », « marcher sur les traces de quelqu’un », « se mettre sur sa trace » ou bien malencontreusement perdre cette même trace ; dès lors, cette notion nous ouvre à la question de l’intertextualité et des influences plus ou moins revendiquées, dans nos sujets d’étude mais également dans nos démarches historiographiques. Dans quel sillage, en tant que chercheur, souhaitons-nous nous placer, et quels sentiers choisissons-nous en contrepartie d’éviter ? Dans quelle généalogie nous situons-nous, dans quel cadre s’inscrit notre objet d’étude ?

Cette notion est en effet intimement liée à la démarche du chercheur ou de la chercheuse, dont le rôle s’apparente à la collecte de traces éparses et de documents divers en vue de reconstruire un récit. Comme l’indique Paul Ricoeur, la trace, qui peut être « écrite » et devient d’un point de vue historiographique « documentaire », introduit la question de « l’archive » [1]  : nous proposons donc d’interroger les processus de conservation et de transmission des traces. Comment conserver traces et vestiges à travers le temps, selon quelles méthodes, et quelle logique de sélection appliquer ? Comment garder aujourd’hui la trace de performances éphémères, de poèmes en ligne ou d’expressions plus problématiques comme le graffiti ? Qui sont celles et ceux qui collectionnent les traces et aident tant les chercheurs, et quels mobiles les animent ? Accumulent-ils des objets pour contempler les indices d’un amour disparu et reconstituer minutieusement une époque révolue, comme le fait le narrateur du Musée de l’Innocence (2008) d’Orhan Pamuk ? Le travail du collectionneur ne se situe-t-il pas aujourd’hui à la lisière de la folie, à l’heure où Marie Kondo vend plusieurs millions d’exemplaires de La magie du rangement (2011), qui invite à trier et à se débarrasser du superflu ? Ne serait-il pas atteint d’un syndrome de Diogène, entouré de bric-à-brac, hanté parfois contre son gré par la volonté de garder trace de tout, à l’image de l’hypermnésique "Funes el Memorioso" inventé par Borges en 1942 ? Que faire des traces non écrites, orales, musicales, visuelles ou encore virtuelles ? La surabondance d’informations, instaurées par la révolution numérique, consultables en ligne ou échangées sur les réseaux sociaux, suppose par la même occasion une traçabilité des données et informations personnelles des utilisateurs. Cookies, traceurs, logiciels espions, empreintes digitales et reconnaissances faciales sont autant de traces laissées dans les méandres des Internets. La monétisation de nos données personnelles, livrées au partage, à la diffusion, voire au pillage, donne alors lieu à une perte de contrôle, à une impossibilité d’effacer complètement les traces de notre passage.

Cette question de la conservation des traces introduit avec elle quantité de biais possibles puisque, comme l’énonce Ricoeur, « toute trace matérielle » peut « être altérée physiquement, effacée, détruite », et que, « c’est, entre autres finalités, pour conjurer cette menace de l’effacement que l’archive est instituée » [2]. L’élaboration de nos corpus soulève des questions d’ordre éthique et heuristique, car nombre d’ « indices », pour parler comme Carlo Ginzburg, ont été effacés, et ceux qui persistent peuvent émaner de sources à questionner, partielles ou partiales, et impliquent de prendre certaines précautions. Il peut être intéressant de comprendre les logiques qui président à l’effacement institutionnel de certaines traces, ou à leur distorsion, au bénéfice par exemple d’un régime ou d’une idéologie spécifiques, comme l’a incarné Orwell à travers son « Ministère de la Vérité », chargé de réécrire l’histoire au gré des intérêts du pouvoir dans 1984. La question qui se pose également est celle de la lutte contre l’invisibilisation des minorités de genre, de race et de classe, qui, par leur exclusion des espaces institutionnels de pouvoir et de parole, ont longtemps été condamnées au silence ou à l’oubli, et ont en apparence laissé peu de traces. Comme l’indique André Gunthert, dans ce cas le chercheur doit emprunter des chemins de traverse [3], et s’attacher au renouvellement de l’étude d’un thème par l’exploitation de nouveaux types de sources négligés jusqu’à présent. À l’exemple de l’ouvrage d’Alain Corbin, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu (1998), dans lequel l’historien tâche à partir d’archives municipales de reconstituer la biographie d’un individu « n’ayant laissé aucune trace particulière ou originale » [4], certaines démarches consistent à redonner une voix aux anonymes, à tirer de l’oubli des franges marginalisées. Comme l’indique Corbin, « refuser d’entendre et de voir l’autre, l’empêcher de laisser une trace, c’est le condamner à une forme de non-être » [5]. Comment dès lors inventer de nouvelles formes d’exploration, de sélection et d’exploitation de ces traces en pointillé ?

D’un point de vue anthropologique, la thématique de la trace nous place aussi devant l’angoisse partagée de la mort et du temps qui passe. Un grand nombre d’entreprises littéraires, politiques, artistiques ou culturelles, que nous étudions dans nos travaux, émanent peut-être de cette volonté de laisser une trace pour s’opposer au flux continuel du temps, et survivre à l’inéluctable disparition. C’est ainsi que, selon la légende, serait né le dessin, lorsque la fille de Dibutade, pour conjurer l’absence et l’éloignement de son amant, aurait choisi à la veille de son départ de délinéer les contours de son ombre projetée sur le mur. Garder une trace, une empreinte, serait un moyen de lutter contre la mort et l’oubli, un moyen d’inscrire dans la postérité le souvenir de l’être aimé. C’est le sens que prend par exemple la tradition, qui nous semble bien morbide aujourd’hui, de la photographie post mortem, si populaire dans l’Amérique et l’Europe victorienne, visant à conserver par l’objectif les traits du cadavre dans ses plus beaux atours. On peut vouloir laisser soi-même une trace pour que le monde garde souvenir de notre passage. Gérard Leclerc rappelle ainsi que, « dans une société de plus en plus laïque et agnostique », la création sous ses diverses formes peut être une manière de concevoir son identité de sujet sous la forme « d’une marque propre en ce bas monde, d’une trace laissée après la mort » [6]. À un niveau familial, social ou collectif, la volonté ou le devoir de laisser une trace spécifique dans l’histoire peut être la source de bien des entreprises, plus ou moins heureuses, qu’il s’agisse de ne pas démériter au sein d’une grande lignée dynastique ou de marquer l’histoire nationale de son sceau personnel. Or, si l’on laisse des traces pour survivre à la mort, comment comprendre que pour Jacques Derrida « [c]haque fois que je laisse partir quelque chose, que telle trace part de moi, en « procède » de façon irréapropriable, je vis ma mort dans l’écriture » [7] ? Roland Barthes a par ailleurs démontré qu’il en allait de même pour la photographie. Cela signifie-t-il que nos traces ne nous appartiennent plus et qu’elles peuvent toujours être détournées par celles et ceux qui en héritent ?

La trace peut être « trace psychique » comme l’exprime Ricoeur, réminiscence, impression, voire empreinte laissée dans un cerveau, dans une psyché, et renvoie par là à la mémoire, individuelle et/ou collective, à la gestion d’un trauma, à son enfouissement forcé ou inconscient, ou à son expression plus ou moins contrôlée. Les traces laissées par un événement traumatique au sein d’une société donnée peuvent dévoiler les étapes complexes d’un processus mémoriel plus ou moins réussi. Or, si la trace est intimement liée à la mémoire, elle interroge aussi le statut de l’oubli, comme le suggère Nietzsche, pour qui le grand homme est celui qui sait oublier, au lieu de réactiver constamment dans le présent la trace du passé.

Enfin, nous proposons d’envisager la notion de « trace » dans son sens le plus concret, le plus matériel, celui qui fait de la trace un tracé, une arabesque, mais aussi une bavure, un débord, une souillure, une dégoulinade, la tache d’encre maladroite de l’enfant sur son cahier d’écolier, la giclure du spray du graffeur que l’on tâche vite de recouvrir, la trace de colle de l’amateur qui crée hors des sentiers académiques, les balafres et cicatrices qui déforment le corps et témoignent que l’on a vécu. Cette acception nous ouvre à tout un panel de questionnements sur le traitement que l’on réserve aux traces, pourquoi on valorise et porte aux nues certaines traces, pourquoi on tâche d’en dissimuler d’autres, comme les tags dans l’espace urbain par exemple, ou encore le cas délicat de la restauration des œuvres d’art. On peut vouloir, pour diverses raisons, effacer les traces, les recouvrir, ou au contraire les rehausser d’un trait d’or à la manière du kintsugi, technique de réparation japonaise qui souligne plutôt qu’elle ne cache les séquelles d’une brisure ancienne. Cette dernière technique ouvre d’ailleurs à tout un courant de pensées et de pratiques qui visent justement à remettre en cause la volonté humaine de laisser de trop nombreuses traces, et qui, par la promotion du recyclage et de la réparation, s’efforcent de limiter les « traces humaines » de notre passage sur terre, dans une optique de sobriété et de durabilité.


Loin de prétendre à l’exhaustivité, ces pistes doivent engager l’élaboration d’une réflexion collective autour de cette notion. Nous invitons tous les masterants, doctorants et jeunes docteurs qui le désirent à nous envoyer des propositions de communication.

La vocation du laboratoire est résolument pluridisciplinaire, même si, du fait de notre ancrage, nous nous adressons en priorité à celles et ceux qui travaillent sur l’aire hispanophone à l’époque moderne et contemporaine (https://latrace.hypotheses.org/).

La séance inaugurale du laboratoire, où nous nous présenterons et échangerons de façon informelle autour de la thématique proposée, puis où nous écouterons une intervention de Lisa Garcia intitulée « La photographie du graffiti : la trace de la trace », aura lieu en bimodal le vendredi 21 janvier 2022 dans la salle Mezzanine de la Maison de la Recherche (4, rue des Irlandais, 75005 Paris) et en distanciel, de 17h à 19h. Pour vous inscrire à cette séance et obtenir le lien de diffusion, écrivez-nous à labo.latrace@gmail.com.

Nous organiserons à partir de 2022 des séances mensuelles de deux heures composées de deux interventions d’une trentaine de minutes chacune. Pour proposer une intervention et/ou une thématique de séance, vous pouvez envoyer à l’adresse labo.latrace@gmail.com une proposition d’une demi-page maximum, accompagnée d’une brève présentation bio-bibliographique ainsi que de vos disponibilités, avant le 15/01/2022.



[1]  Ricoeur, Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 539.

[2] Ibid.

[3] Gunthert, André, « A la découverte des invisibles, une nouvelle histoire », L’image sociale [blog], 13 septembre 2021, <http://imagesociale.fr/10019&gt;.

[4] Loriga, Sabina, Alain Corbin, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot, sur les traces d’un inconnu, 1798-1876 [compte-rendu], Annales, 57.1, 2002, p. 240.

[5] Corbin, Alain, Histoire du silence. De la Renaissance à nos jours, Paris, Albin Michel, 2016.

[6] Leclerc, Gérard, Le sceau de l’œuvre, Poétique, Seuil, Paris, 1998, p. 12.

[7] Derrida, Jacques, Apprendre à vivre enfin, Entretien avec Jean Birnbaum, Paris, Ed. Galilée / Le Monde, 2005, p. 38.



Bibliographie indicative

Arasse, Daniel, Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1996.

Barthes, Roland, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980.

Bloch, Marc, Apologie pour l’histoire ou Métier de l’historien [1974], préface de Jacques Le Goff, Paris, Masson, Armand Colin, 1993-1997.

Certeau (de), Michel, L’invention du quotidien, I : Arts de faire, Collection Folio essais (n°146), Gallimard, Paris, 1990. 

Corbin, Alain, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot : sur les traces d’un inconnu (1798-1876), Paris, 2008.  

Corbin, Alain, Histoire du silence. De la Renaissance à nos jours, Paris, Albin Michel, 2016.

Derrida, Jacques, De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967. 

Derrida, Jacques, Apprendre à vivre enfin, Entretien avec Jean Birnbaum, Paris, Ed. Galilée / Le Monde, 2005.

Fontaine, Bernard, L’écriture de l’ombre, la photographie du graffiti, Éditions Terrain Vague, Ivry-Sur-Seine, 2018. 

Ginzburg, Carlo, « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire », in Mythes, Emblèmes. Traces. Morphologie et histoire, trad. fr. Paris, Flammarion, coll. « Nouvelle Bibliothèque scientifique », 1989, p. 139-180 (éd. originale : Miti, Emblemi, Spie, Turin, Einaudi, 1986). 

Nietzsche, Friedrich, Considérations inactuelles, Paris, Éditions Montaigne, 1964 [1873-1876].

Ricœur, Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000. 

Serres, Alexandre, « Problématiques de la trace à l’heure du numérique », Sens-Dessous, vol. 10, no. 1, 2012, pp. 84-94.

RESPONSABLE :

  Aliénor ASSELOT, Lisa GARCIA et Patricia C. GARCIA OCANA

URL DE RÉFÉRENCE

 https://latrace.hypotheses.org/

ADRESSE

 Maison de la Recherche de Paris 3 (4 Rue des Irlandais, 75005 Paris)